Rencontre avec Olga Mesa et Francisco Ruiz de Infante – Cie Olga Mesa / Hors Champ / Fuera de Campo

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Acte Manqué5Mercredi dernier, nous avons rencontré Olga Mesa et Francisco Ruiz de Infante de la compagnie Olga Mesa / Hors Champ / Fuera de Campo, ainsi que leur équipe. Ils étaient alors en pleine répétition de leur pièce, Carmen/Shakespeare : L’Acte Manqué (Celui des Crash_Tests), que vous pourrez découvrir demain et mercredi au Centre Culturel André Malraux (CCAM) de Vandoeuvre-lès-Nancy. En résidence du 19 octobre au 2 novembre au CCAM, leur travail s’inscrit dans le cadre du dispositif accueil-studio du CCN – Ballet de Lorraine et est soutenu conjointement par le CCN-Ballet de Lorraine et le CCAM-Scène nationale de Vandœuvre.

 

Crédits : Cie Hors Champ

Chorégraphe et artiste visuelle, Olga Mesa est l’une des figures clef de la danse contemporaine espagnole. Depuis les années 90, sa recherche d’une écriture du corps à la fois personnelle et renouvelée l’engage à affirmer la part de l’intime dans la représentation. Installée depuis 2005 à Strasbourg, elle a fait de la caméra une complice grâce à laquelle il lui est possible de conjuguer l’expérience de l’espace et la question du regard prolongeant le corps d’un outil de vision qui la fait devenir simultanément sujet et objet de ses créations. Francisco Ruiz de Infante, artiste hors format, appartient à une génération dont la sensibilité est marquée par la rencontre et la confrontation des machines audiovisuelles avec les matériaux les plus simples, voire les plus quotidiens. Il jongle sans complexes entre la haute technologie et le bricolage d’urgence pour construire ses installations et ses films

 Mardi 3 et mercredi 4 novembre 2015 à 20h30 au Centre Culturel André Malraux, Scène nationale de Vandoeuvre-lès-Nancy.

Centre Culturel André Malraux
Rue de Parme

BP126
54504 Vandœuvre Cedex
Téléphone : 03 83 56 15 00
Mail : ccam@centremalraux.com
http://www.centremalraux.com/

De leurs échanges naît en 2012 le désir de concevoir ensemble un projet au long cours : Carmen / Shakespeare. Cette œuvre au métissage audacieux comprend plusieurs étapes et projets sous la forme d’actes chiffrés qui convoquent l’intime et les poussent vers un dialogue inédit corps / images, paroles / sonorités, espaces / temps. La sonorité des sonnets d’amour de Shakespeare alliée à celle de l’opéra de Bizet constitue le noyau explosif qui provoque et explicite des conflits de relations dans un monde (proche ou lointain) saisi par l’angoisse d’un futur incertain.

Qu’est ce qui vous a donné envie de travailler l’un avec l’autre ? De quelle manière le travail de l’un pouvait-il compléter celui de l’autre ?

Olga Mesa : Nous connaissons notre travail respectif depuis déjà un moment. Je me suis installée en tant qu’artiste chorégraphe avec ma compagnie à Strasbourg en 2005 et nous nous sommes rencontrés pour la première fois à travers l’Ecole des Arts Déco à Strasbourg (la HEAR). Nous avons commencé à suivre le travail de l’autre régulièrement. Nous avons un intérêt commun assez grand autour de la question de l’espace à partir de dispositifs tels que la vidéo et le son. Comment cet espace avec le corps peut-être amplifié ? Comment rentrer dans ce dialogue entre réalité et fiction qui déplacent la perception du spectateur par rapport à ce qu’il voit, ce qu’il entend ? Il y avait beaucoup de points communs dans notre écriture : pour Francisco, dans le domaine de l’art contemporain et des installations et pour moi, en plateau comme chorégraphe. Nous avons vraiment cette préoccupation de la réalité qui se construit de manière fragile, à travers les dispositifs. Nous avons aussi cherché cette poésie, cette magie et la perception humaine de notre propre corps. Pour moi, il y a un dialogue très important entre les différentes manières de questionner l’espace.

Francisco Ruiz de Infante : J’ai constaté que dans la manière d’envisager l’espace et les corps, nos travaux étaient proches.

A quel moment est née cette envie de créer le projet Carmen / Shakespeare ? Quelle était l’idée de départ ?

Francisco : J’avais commencé à travailler un peu sur Carmen. J’avais plutôt imaginé un film. Olga était alors en train de préparer son précédent projet, autour du Blanche-Neige de Walser, pour lequel elle m’avait appelé à plusieurs reprises pour un regard extérieur. Mais finalement, je suis rentré dans le projet avec un regard très actif.

J’ai alors proposé à Olga de faire ce projet Carmen en pensant que cela pourrait avoir un lien puisqu’elle travaillait aussi sur des histoires de mythes, comme le Blanche Neige de Robert Walser (qui n’est pas celui de Grimm tel quel). Nous avons commencé à en parler. Au début, elle ne voulait pas. Nous avons mis trois ans avant de nous mettre d’accord et de décider de faire ce Carmen. Je lui ai présenté toute la matière que j’avais préparée avant, sans savoir pourquoi, mais que j’avais trouvé riche. Nous nous y sommes intéressé plus grandement parce que nous nous sommes rendu compte que Carmen est un archétype. C’est une des pièces les plus représentées et avec énormément de versions. Le fruit de nos recherches était exponentiel, avec des choses très contradictoires. A ce moment là, nous nous sommes dit que ce travail pouvait tourner autour de l’image, de confusions d’images. Cela nous a beaucoup intéressé.

En parlant de cela un jour avec des amis, nous évoquions Carmen et les toréadors, et c’était un peu ennuyeux, bien qu’ensuite, nous nous soyons rendu compte que ça l’était moins. En effet, au premier regard, cela semblait un peu trop archétypal, avec des Espagnols qui font Carmen en France. Nous avions décidé que le projet devait parler de l’amour, mais de l’amour avec des équivoques et de l’acharnement vers l’amour. Au cours de cette discussion, on nous a proposé de lire les Sonnets d’amour de Shakespeare. Ce sont aussi des choses très compliquées à traduire, tout comme Carmen. Nous avons pu observé dans les traductions espagnol/français qu’il existait des versions complètement différentes et contradictoires. Nous avons aussi vu, entre nous, que certains textes que l’on prenait de Carmen, ou certaines phrases auraient pu sortir de la bouche de Shakespeare et vice et versa. En sachant que Shakespeare, c’est beaucoup plus obscur à la base. Nous avons donc commencé à mélanger tout ça et le projet s’est donc transformé en tétralogie.

A la place d’un projet qui serait Carmen, nous avons décidé de faire Carmen/Shakespeare qui serait en quatre actes et quatre pièces. Le premier était sous le signe de la séduction (L’Acte 1 : Celui du brouillard, 2013), le deuxième est sous le signe du conflit (L’Acte 2 : Celui des crashs tests, 2014 – 2015), le troisième sera sous le signe de l’errance, avec la perte de racine et d’identité (L’Acte 3 : Plancton, 2016), le quatrième sera sous le signe de l’amour (L’Acte 4 : Seuls, 2016 – 2017).

Pourquoi cette volonté de développer des œuvres pluridisciplinaires ? 

Olga : Dans mon parcours comme chorégraphe, depuis ma première création en 1992, l’outil vidéo et le regard caméra sont déjà présents. Dans l’évolution de ce travail avec la caméra, la question de l’espace revient, avec l’évolution du corps. Mais cela ne se fait pas seulement de l’extérieur, avec le regard du public, mais aussi de l’intérieur. Dans cette démarche là, la multidisciplinarité est inévitable. Parce que tu ne t’assumes pas uniquement comme un corps de danseur mais comme un corps qui fabrique l’espace, avec les caméras, le son… Cette pluridisciplinarité appartenait déjà à l’origine de mon travail, il y a donc déjà 25 ans. Au départ, c’était de manière intuitive parce que ma formation de base, c’est vraiment la danse. J’ai fait le conservatoire classique. J’ai commencé la danse contemporaine très tard, j’avais 18 ans, c’était chez Rosella Hightower à Cannes. Ma création a démarré quand j’avais 30 ans, avec mon premier solo. Et depuis ce temps là, quand on parle d’écriture chorégraphique, ce n’est pas seulement être un corps qui reproduit, c’est surtout un corps qui doit déplacer ses habitudes et aller au delà des frontières de ce qu’il connaît. Je n’imagine pas la création aujourd’hui sans la multidisciplinarité.

Francisco : J’ai toujours fait cela depuis le début de mes recherches artistiques. J’essayais de croiser son/image/corps/espace. Dans les arts plastiques, c’était plutôt le corps du spectateur avec une préoccupation très grande sur la question de la circulation du public dans l’installation. L’ombre et l’image, qu’Olga a beaucoup travaillées aussi, que je développais aussi avec les notions de direct et de différé, amènent un peu la confusion dans la réalité, ou le moindre degré de réalité dans la fiction.

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Crédits : CCN – Ballet de Lorraine

Il y a 4 actes  en 4 ans à travers 4 pièces chorégraphiques. Quels sont les liens ? Les points communs ? Les différences qui peuvent exister entre elles ?

Olga : La question du format  de Carmen/Shakespeare se pose dans les quatre actes qui sont prévus comme projet scénique sur un plateau.  En parallèle, nous travaillons aussi avec différentes personnes sur des laboratoires qui pourraient devenir des conférences performatives. Pour ce qui est du prochain Acte, on se concentre sur le cadre scénique. Les liens qui existent entre les pièces une et deux, bien qu’elles soient autonomes, sont l’évolution dans la complexité des dispositifs audiovisuels et sonores et le traitement de la question de l’espace et de la fiction. L’Acte 2 est comme une extension de l’Acte 1.

Francisco : Dans l’Acte 1, nous pouvons dire que nous étions trois : Olga, moi et la machine. Celle-ci était très présente mais sur un fond blanc. Elle était fragile et mon rôle était de réparer cette machine qui se cassait tout le temps. C’est cela qui nous faisait être ensemble, même si nous ne faisions que nous croiser. Dans l’Acte 2, il y a désormais quatre personnes qui se croisent : on peut y voir des situations de jalousie non explicites, des situations de séductions non explicites, et parfois explicites mais avec beaucoup d’équivoques. Tous les personnages semblent être seuls et ils ne semblent pas être dans le même espace temps. La machine est beaucoup plus dure, tout est noir désormais, et va nous empêcher de nous échapper. Les grilles, présentes dès le début de la pièce, vont évoluer pour devenir une grande prison. Les personnages aussi évoluent sans se rencontrer réellement. Dans l’Acte 1, nous étions ensemble grâce à la machine, dans l’Acte 2, nous sommes ensemble à cause d’elle. Elle nous oblige à être tous là. On va jouer avec trois générations : il y a nous, « les vieux », les moyens et les petits. On se croise, on est interchangeables, ce n’est pas très défini. Mais il est facile de comprendre que nous sommes dans le même projet grâce au dispositif conséquent sur scène.

Olga : Ce qui est très intéressant dans notre travail commun, c’est la question du vocabulaire, des concepts, des mots que l’on travaille. Je suis plus en lien avec le corps, lui plus sur la perception du spectateur. Pour moi, le piège est très présent dans cet Acte 2. Nous avons l’impression de pouvoir prendre notre destin en main mais finalement nous ne savons pas très bien où l’on va. Nous évoquons aussi beaucoup sur l’idée d’une mémoire reconstituée. Nous sommes présents, mais finalement avec tout le travail de son, d’image, c’est comme si nous pouvions être dans un passé ou un futur, c’est l’inconnu. Avec tout ce dispositif, c’est comme si le spectacle ou la pièce que vous allez voir et que je vais vivre là avec vous, était un fantôme. Nous évoquons aussi la question de la jalousie et du conflit, qui finalement se passe beaucoup plus dans notre tête. Représenter la jalousie, c’est représenter des espaces vers l’inconscience. Nous parlons aussi des rêves.

Quelles sont vos attentes par rapport à ce projet, vis-à-vis du spectateur notamment ?

Francisco : Cela va vraiment être une expérience avec le spectateur en temps réel. Nous allons beaucoup travailler avec sa mémoire, il ne pas va pas être tranquille entre sa mémoire et ce qu’il voit. Il va être dérangé.

Olga : Nous ne faisons pas un spectacle, nous faisons une expérience. C’est comme un espace qui peut peut-être un peu déranger. Une personne nous a parlé de la violence dans la pièce. Il faut faire une lecture de la dramaturgie. Cela peut être violent parce que nous ne sommes pas en train de faire une lecture lisible au premier degré. Ce sont vraiment des espaces, des sons et des images bruts par moment. Et finalement nous ne cherchons pas à les domestiquer.

Francisco : Il y aura sept tableaux. La pièce commence avec un prologue, traitant du rapport à la réalité, qui se passe dans un premier espace. Nous expliquons tout ce qui va se passer, avec une maquette, notamment. C’est complètement absurde mais convivial. Ce sont Olga et Francisco qui semblent prendre la parole. Suite à quoi, il y a deux tableaux, puis nous redevenons nous-mêmes, mais de manière beaucoup plus violente. (Olga : Nous nous disputons sur le plateau).  Pour l’anecdote, je ne veux pas être toréador, mais elle le veut. Alors j’accepte d’y être. Il y a tout au long de la pièce un va et vient entre fiction et réalité.

A propos du processus de création, combien de temps prend la création d’une pièce comme celle-ci ?

Olga : Nous avons commencé en février 2014 au CCN de Montpellier, puis nous avons continué au CCN de Franche-Comté à Belfort. Ce sont de très bons lieux avec des moyens techniques importants. Ce projet a commencé de manière très particulière parce que nous devions commencer par le dispositif théâtral, ce qu’on appelle « la machine ». C’était étrange parce que nous avons commencé par le squelette mais en ne sachant pas ce qu’il y aurait encore à l’intérieur. Pour nous, la technique, c’est aussi le contenu. Nous ne pouvons pas imaginer la technique séparée des pratiques.

Francisco : Quand nous avons décidé du titre, pour la deuxième partie, je voulais l’appeler « L’Acte second : celui des crash-tests ». Finalement, nous l’avons appelé « L’Acte Manqué : Celui des crash-tests » et celui-ci est définitif mais la notion de crash-tests, nous l’avions depuis le début. Nous savions qu’il y aurait plusieurs crash-tests, qui sont devenus des tableaux.

Comment se passe le processus de création ?

Olga : C’est particulier parce que nous avons travaillé de manière très intense, on s’est ensuite arrêté dans la production, pour reprendre en résidence plus tard en 2014. Puis nous avons fait d’autres choses en parallèle. Il ne s’agit pas d’une production qui s’est faite avec une planification en timeline. Cela nous a donné la possibilité de questionner de nouveau les choses et de recommencer, pas de zéro bien sûr. Nous avons commencé en 2014 avec la technologie et puis nous avons repris en 2015 avec le corps. Nous avons fait deux parties : une sur la technologie et une sur l’imaginaire, le corps et le lien avec les objets. Au total, cela représente un an et demi de travail.

Francisco : Nous nous posons beaucoup de questions autour de ce qu’on appelle la timeline sonore, qui normalement ne s’arrête pas dès que nous commençons. C’est pour ça que la machine nous contrôle. Vous avez vu que dès que ça s’arrête, il y a un problème. La question du son est aussi très importante parce que la bande-son se construit beaucoup avec le corps, avec les objets qui deviennent un peu absurdes. En effet, nous travaillons pour le son, plus qu’avec l’image, pour construire une rythmique dans le spectacle. La construction du son est assez complexe, il est amplifié avec ou sans micro, avec des sonorités différentes. J’ai trouvé cela très intéressant dans ce projet, plus que dans d’autres d’ailleurs, de construire une bande son dans l’espace réel, et ce de manière très sophistiquée, en mettant en plus Carmen par dessus. Nous avons eu beaucoup de difficultés pour définir comment et quand nous devions mettre la musique. Dans le premier acte, nous avions décidé de la mettre en la coupant. Nous contrôlions nous-mêmes cela, en disant « stop », « play », avec nos voix. Cette fois ci, la bande son est au dessus et nous devons jouer dedans.

Il n’y a donc pas du tout de place à l’improvisation…

Francisco : Non, pas du tout par rapport au son. C’est compliqué, parce que comme il y a beaucoup d’images, on peut penser que c’est l’image qui contrôle mais en fait, c’est le son qui nous guide en permanence.

Pourquoi avoir créé un site Internet avec Lillas Pastia (http://lillas-pastia.net/)?

Francisco : Le site Internet est un désir très fort que j’avais. Il sera très important sur scène dans l’Acte 3. C’était prévu qu’il soit aussi important dans l’Acte 2 mais finalement, c’était trop compliqué. Il y a plusieurs choses à l’intérieur et notamment des présences autres dans un état intermédiaires ainsi que des présences que nous avons commencé à jouer via Skype. Dans l’Acte 2, nous avons par exemple cette dame qui vient d’un film mais dont nous avons remonté les images pour le jouer avec un autre ton. Pour nous, c’est une espèce de Carmen morte qui peut parler dans le passé. Sur le site, cela nous permet de cumuler les matériaux que nous avons et de les réorganiser. Cela va nous permettre effectivement dans l’Acte 3 d’avoir des présences depuis là-bas, une présence intermédiaire.

Interview réalisée le 29 octobre 2015